Ismaïl Kadaré: «Sous la dictature, vivre, pour moi, c’était créer de la littérature»
Grands écrivains, grands entretiens (4/5). Il est l’un des Albanais les plus célèbres au monde. L’auteur du « Général de l’armée morte » vit aujourd’hui entre Paris et Durrës, non loin de Tirana, et fuit les journalistes. Pour « Le Monde », cependant, il a fait une exception.
Il ne figure pas encore sur les billets de la monnaie albanaise (le lek), mais il incarne à lui seul la culture de son petit pays. En Albanie, où il passe la moitié de l’année, Ismaïl Kadaré est étudié à l’école et connu de tous, du chauffeur de taxi à la serveuse de restaurant. Le reste du temps, il vit près du jardin du Luxembourg, à Paris, où il s’est installé en 1990, quand il a obtenu l’asile politique en France.
A 83 ans, l’écrivain est fêté à chacun de ses retours à Tirana, la capitale. En mai, il a inauguré la « maison-atelier Kadaré » (Kadare shtëpia studio). Il s’agit de l’appartement, au décor typique des années 1960, où il vécut et écrivit aux pires heures du régime communiste (1944-1991). Un logement à deux portes donnant sur l’extérieur – une pour entrer, l’autre pour fuir… on n’est jamais trop prudent en dictature –, qui vient d’ouvrir au public.
On y visite le bureau d’Ismaïl Kadaré, aux murs peints en vert. On y voit la cheminée au coin de laquelle il s’asseyait chaque matin pour travailler, avec les craquements du feu dans l’âtre pour seul accompagnement. On découvre la machine à écrire Hermès Baby – un nom qui va comme un gant à ce fin connaisseur des mythologies – sur laquelle ont été tapés ses grands romans de l’époque, L’Hiver de la grande solitude, Avril brisé, Le Palais des rêves… (1973, 1980, 1981 ; tous ses livres sont disponibles chez Fayard, qui a publié ses œuvres complètes en douze volumes, entre 1993 et 2004).
Dans la bibliothèque, son œuvre considérable, traduite en plus de 40 langues, témoigne de ses passions immuables, des légendes balkaniques à l’Antiquité grecque – dont il s’est beaucoup servi pour attaquer de biais la dictature –, des ouvrages de Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal-Naquet à ceux de « Uiliam Shekspir », ou de « Balzak » aux classiques russes en cyrillique.
Le jour où nous avions rendez-vous, en mai, Kadaré craignait sans doute que les visiteurs de sa maison-atelier ne troublent la rencontre. Lui qui avait hésité à accorder cette interview – il n’en donne presque plus – a préféré nous recevoir, en compagnie de son épouse, Elena, dans une tour moderne de Tirana, où ils possèdent un pied-à-terre. Il était venu de Durrës où il passe les mois d’été. Conversation devant un kafe turke./le monde. fr/
https://www.lemonde.fr/archives/article/1970/04/04/revelation-d-ismail-kadare_2646348_1819218.html