Tedi Papavrami – histoire d’une évasion
Pour mieux comprendre les raisons de cette évasion, il est sans doute utile de rappeler l’histoire de l’Albanie après la victoire communiste sur l’occupant fasciste italien et les nazis allemands.
Dès l’année 1945, une « Cour spéciale du peuple » fut instituée pour y « juger » l’élite intellectuelle albanaise d’avant-guerre. S’ensuivirent purges et exécutions de grande ampleur – plusieurs milliers de morts – confiscations de biens et d’entreprises, expropriations, emprisonnements arbitraires…
En 1946, la monarchie est définitivement abolie et le pouvoir se retrouve dans les mains du très stalinien Enver Hoxha (ou Hodja) qui instaure un régime dictatorial excessivement répressif. Au cours des quarante ans qui vont suivre, l’Albanie passera d’une amitié à l’autre, qu’elle reniera tour à tour. D’abord proche du régime de Tito, les relations avec la Yougoslavie se détériorent au profit d’un rapprochement avec Staline jusqu’en 1960. De la rupture sino-soviétique résultera une nouvelle alliance avec la Chine maoïste. Durant plus de quinze ans, cette collaboration portera sur une aide financière et un apport de conseillers techniques chinois dont l’Albanie a grand besoin. L’idéologie de Mao se marquera aussi dans l’adoption du système d’éducation et d’une révolution culturelle similaire, notamment par la déportation et « rééducation » des intellectuels.
Enver Hoxha à Odriçan, Gjirokastre, 1944.
Mais en 1978, le divorce entre les deux pays est prononcé suite à un assouplissement de la Chine envers le monde occidental. L’Albanie d’Hoxha se coupe alors totalement du monde extérieur et organise son autarcie. Après la mort d’Hoxha en 1985, il faudra encore six longues années pour que tombe la dictature communiste.
Durant ces quarante ans de tyrannie, la vie quotidienne de nombreux habitants est touchée par l’idéologie radicale de son dirigeant et par sa paranoïa : en trente ans, environ 700.000 bunkers seront érigés, sur un territoire plus petit que celui de la Belgique et principalement montagneux. Dans les champs, des piques hautes et acérées sont plantées pour blesser les parachutistes susceptibles d’envahir le pays. Un dixième de la population, considéré comme suspect, a été enfermé dans des camps, et un tiers a eu un jour ou l’autre à craindre la police politique. La propriété privée n’était réservée qu’à l’élite, les familles devaient se contenter de logements étriqués qui leur étaient attribués d’autorité, et le manque de victuailles et de produits courants comme le papier hygiénique était chronique.
C’est dans ce contexte que Tedi Papavrami a grandi à Tirana. Né en 1971, il débute le violon à l’âge de cinq ans, sous la surveillance de sa mère, ancienne pianiste et de son grand-père, tandis que son père, professeur de violon au Conservatoire de musique de Tirana passe trois ans de relégation à plus de 100 km de la maison familiale. À son retour, il prend en main l’éducation musicale de son fils qui dès lors progresse rapidement. L’enfant débute alors sa scolarité au Lycée artistique Jordan Misja, un établissement qui partage son enseignement entre les matières classiques et les disciplines artistiques. Entretemps, le père de Tedi y a intégré le corps professoral et continue donc à former son fils à la pratique du violon.
Elève remarquablement doué, Tedi débute les concerts avec orchestre à l’âge de huit ans. Ses prestations sont retransmises à la télévision et des articles élogieux paraissent dans la presse. Il joue également en Yougoslavie et en Grèce. Son avenir semble tout tracé :
« Ce qui se dessine, c’est la perspective de devenir le « soliste officiel », salarié du Théâtre de l’Opéra et obligé de donner un certain nombre de concerts dans la capitale et dans le pays qui compte deux millions et demi d’habitants, à peine plus grand en superficie que la région Poitou-Charente. » [Tedi Papavrami in Fugue pour violon seul]
Lors de la venue du flûtiste français Alain Marion pour un récital à Tirana, Tedi doit interpréter devant lui une œuvre de Paganini. L’enfant impressionne son auditeur. Quelques mois plus tard, une bourse lui est offerte par la France. Le plus dur reste à faire : convaincre le pouvoir d’accepter qu’il parte à Paris le temps de la formation que lui procure cette bourse. La renommée de son père en tant que professeur et celle de Tedi l’enfant prodige, admiré par Enver Hoxha lui-même jouent en la faveur du départ vers la France. À l’âge de 11 ans, son père et lui arrivent à Paris. Tedi réussit le concours d’entrée au Conservatoire de Paris et prend ensuite des cours avec Pierre Amoyal à Saint-Jean-de-Luz.
En sous-main, son père œuvre activement à une possibilité de s’enfuir d’Albanie. Il faut pour cela trouver le moyen de rassembler les trois membres de la famille sur le sol français, situation habituellement prohibée par le gouvernement albanais. Mais par un heureux concours de circonstances, l’incroyable se réalise et les Papavrami décident alors, malgré les menaces de représailles sur leurs parents restés au pays, de demander l’asile politique à la France.
Tedi a maintenant 14 ans et peut envisager un cursus musical complet et une carrière professionnelle à la hauteur de ses espérances. À force de travail et de persévérance, il est aujourd’hui devenu un musicien internationalement connu et a à son actif une solide discographie. Parallèlement, il a développé un autre talent lié à sa passion de la lecture et à l’excellente maîtrise de la langue française qu’il a acquise : la traduction d’œuvres de son compatriote Ismail Kadaré. Il vit actuellement en Suisse et enseigne au Conservatoire de Genève.
Pour clôturer notre portrait, nous vous proposons de (re)voir le reportage réalisé par Olivier d’Angely pour l’émission française « La marche du siècle ». Les journalistes suivent Tedi Papavrami, alors âgé de 22 ans, lors de son premier retour au pays après la chute du communisme.
Référence dulivre de Papavrami.