L’ALBANIE COMMUNISTE, SCÈNES DE RUPTURES
Un «Bouquin» d’Ismail Kadaré pour revenir sur le grand isolement du pays sous la dictature d’Enver Hoxha.
Ismail Kadaré à Tirana, le 28 mai 2019. Photo Gent Shkullaku. AFP
L’appartement de Tirana où Ismail Kadaré a vécu et écrit ses romans les plus connus jusqu’en 1990 est aujourd’hui un musée inauguré en mai 2019. On peut y voir le fauteuil près de la cheminée où il écrivait le matin et une bibliothèque époustouflante. L’auteur albanais, 84 ans, ne voulait pas d’un mausolée, et le recueil de trois romans qui paraît en «Bouquins» n’en est pas un non plus même s’il plonge dans le passé, «dans les remous de l’histoire du monde communiste, de la fin des années 1950 aux années 1970», écrit Eric Faye dans sa préface. C’est la traduction en français du Général de l’armée morte en 1970, par le grand Jusuf Vrioni, qui a fait connaître Ismail Kadaré. Le titre fut ensuite adapté par Luciano Tovoli en 1983, avec Marcello Mastroianni sous les traits du général italien Ariosto et Michel Piccoli sous l’aube de l’aumônier Benetandi. Le tandem se rend au début des années 60 en Albanie pour retrouver les ossements de leurs compatriotes. L’écho de leur quête se trouve d’ailleurs dans l’Hiver de la grande solitude, un des trois romans rassemblés ici : on signale la présence d’un général et d’un prêtre investis de la même mission à Vlorë, le port albanais de l’Adriatique qui sert de base sous-marine aux Soviétiques et sur lequel se cristallise la crise entre Nikita Khrouchtchev et Enver Hoxha.
Un livre ouvert peut faire revivre un monde disparu tout en conservant sa puissance littéraire. Ces trois romans réunis, le Crépuscule des dieux de la steppe, l’Hiver de la grande solitude et le Concert, pourraient se réduire à des fictions politiques aux accents dissidents, de retour sur une époque où la petite Albanie rompait avec l’URSS, puis la Chine, pour se cloîtrer à double tour dans l’autarcie la plus totale sous la main d’un tyran. La rupture avec Moscou, consommée en 1961, s’avère en effet le thème principal du deuxième, tandis que le troisième, longtemps interdit en Albanie, relate celle de Tirana avec Pékin, son pendant. Ce sont de véritables fresques, où en écho, les personnages et leur vie privée jouent un rôle majeur. Où scintille le creuset des légendes balkaniques et de la tradition albanaise qui constitue un filon de l’œuvre à venir, que ce soit le Pont aux trois arches ou Avril brisé. Où le récit des événements, présenté parfois sous des côtés burlesques, a une dimension de tragédie shakespearienne. Kadaré, a-t-il souvent raconté, a été marqué en lisant Macbeth à 13 ans. Il n’hésite pas à forcer le trait quand se joue, en partie sur des peccadilles, la confrontation entre les dirigeants des deux pays à Moscou dans l’Hiver de la grande solitude, ou la scène de Mao Zedong retiré dans une grotte dans le Concert, irrité par une lettre du «chef de l’Albanie». Le tragique secoue un pays marqué par la guerre, confiné dans une histoire mythique, bientôt isolé ; il imprègne le destin des personnages, comme Besnik Struga, un journaliste et interprète, dont les fiançailles ne survivront pas à son retour atterré de la conférence de Moscou. Il n’y a pas de héros dans ces textes où émergent aussi des figures communes, un balayeur, un brocanteur larmoyant, un envoyé spécial français, une vieille dame dépossédée par le communisme qui rêve d’une rupture avec l’ogre soviétique…
On peut voir dans le Crépuscule la position prise très tôt par Kadaré sur la manière dont il envisage la littérature et son rapport avec le réel. Le narrateur passe des vacances dans une maison de repos pour écrivains à Riga, avant de retourner à l’Institut Gorki à Moscou pour son perfectionnement littéraire. Légèrement désabusé, très critique par rapport à ses congénères, il décrit avec beaucoup d’autodérision le décor de la station balnéaire oiseuse et de ses pensionnaires adeptes de la littérature officielle, puis le quotidien de l’Institut Gorki. Lors d’une soirée de beuverie, il fait visiter les lieux à une compagne : «Le vomissement des sujets ! C’est comme ça qu’ils l’appellent. Des nuits comme celle-ci, ils se racontent des sujets d’œuvres qu’ils n’écriront jamais. Certains se mettent alors à vomir et c’est à cela que ces séances doivent leur nom.» Cela ne les empêchera pas, hélas, d’exercer leur plume : «Ils n’écriront jamais tout ce qu’ils se racontent ce soir, expliquai-je à Lida. Ils écrivent d’autres choses qui sont souvent même tout le contraire.» Ismail Kadaré a douté au tout début des années 60 de son parcours de romancier. «Le Crépuscule, dit Eric Faye, est l’expression d’un grave dilemme, d’une période de crise chez Kadaré qui faillit, pendant ces années d’études moscovites, renoncer à l’écriture. Il ne lui restait plus que l’humour et la dérision.» On sait ce qu’il est advenu.
Ismail Kadaré Le crépuscule des dieux de la steppe, L’hiver de la grande solitude, Le concert Préface d’Eric Faye. Traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, Laffont «Bouquins», 1 016 pp., 32 €.