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Luan Rama: Bouboulina, ses guerres et ses amours

(fragment de mon prochain livre “En Grèce avec les Arvanites”)
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Quand on débarque à Spezzai, cette belle île couverte par la blancheur des maisons et du bleu de la mer, du ciel et des fenêtres, par un soleil qui change de couleur d’une blancheur argentée le matin à un léger rougeâtre le soir, on ne peut en repartir sans voir aussi la maison de Bouboulina, cette héroïne de la Révolution grecque, dont la statue s’élève sur le quai, face à la mer, regardant l’horizon.
J’avais traduit en albanais le roman de Michel de Grèce «La Bouboulina», un récit passionnant de cet écrivain descendant de la famille royale grecque. J’avais lu auparavant des livres d’histoires et de souvenirs de voyageurs européens et de militaires venus soutenir l’Indépendance grecque, qui parlaient de Marcos Botzaris, Karaiskaki, Colocotroni, des Tzavellas, de la Bouboulina, etc., devenus des héros mythiques, tous des Arvanites ayant énormément contribué à la victoire de l’Indépendance. Mais presque aucun n’avait mentioné la vie intime de la Bouboulina, de ses aventures sur terre et sur mer. L’héroïsme de ce personnage (kapetanica) avait laissé dans l’ombre ses amours, sa vie privée, depuis sa naissance, avec son père emprisonné par les Turcs dans les Sept-Tours sur les rives du Bosphore, et sa mère enceinte qui était partie le rejoindre. “C’est ainsi que le 11 mai 1771, je vins au monde sur le sol maculé d’une prison. Avec pour sage-femme un chef maniate et un Anatolien. On ne trouva pour m’envelopper que la couverture immonde qui servait de drap mortuaire à mon père…”.
Avec deux maris tués, un fils tombé au combat alors qu’il luttait à côté d’elle, et enfin, sa mort, la Bouboulina est devenue un personnage tragique. Mais contrairement à ce que l’on pouvait penser, même avec toutes ces guerres, elle est restée toujours une femme d’amour. Dans les souvenirs du capitaine français Voutier, qui se battait pour la Révolution Grecque, on pourrait lire à propos de cette femme qu’il avait connue, cette femme si attirante : « Elle était encore belle et ses comportements étaient directs. Elle rit avec beaucoup de cœur quand on lui dit qu’à Paris on parle beaucoup d’elle, avec ses pistolets et sa grande épée. Mais Bouboulina n’est pas une amazone, c’est une femme de sentiments, une femme généreuse avec une fièvre patriotique qui suit la tradition des femmes de Sparte… »
«Polemos qe agapi» – La guerre et l’amour
Celui qui a découvert cette partie intime de la Bouboulina était l’écrivain français Michel de Grèce qui un siècle et demi après la mort de Bouboulina avait débarqué dans son pays, en Grèce, dans les années 1960-1970. En discutant avec les pêcheurs de Hydra et de Spezzai, il avait retrouvé les traces de la vraie vie légendaire de Bouboulina. Â son retour de Spezzia, il a écrit la vie romancée de Bouboulina avec la verve d’un véritable historien, où l’héroisme, le fondement du personnage et l’érotisme, font son charme. «Ma mère me reprit dans les bras et nous partîmes. Nous n’allâmes pas loin. Sur un coup de tête, elle se décida pour l’île voisine de Hydra, mais aussi sa rivale, son adversaire irréductible, Spetsai. Elle soutenait que nos ennemis ne pourraient pas nous accueillir plus mal que nos amis. Au moins à Spetsai, parlait-on arvanitika, c’est-à-dire albanais, notre langue. Ma mère, mon père, moi-même étions en effet grecs sans l’être. Grecs de cœur, d’esprit, de religion, certes, grecs de sacrifice puisque nous donnions notre vie pour la Grèce, mais non pas grecs de sang selon les historiens puristes. Je suis en effet une Arvanitissa, une Albanaise. Notre race depuis les temps immémoriaux qu’elle existe, a porté différents noms. Sommes-nous des Pélasges, des Illyriens? Notre langue est-elle directement dérivée du sanscrit comme le soutiennent les experts?… Hydra est albanaise, Spetsai est albanaise…»
Écrivant sur les amours de Bouboulina, Michel de Grèce imagine aussi les relations qu’elle entretenait avec un volontaire américain, Samuel, venu se battre pour la cause grecque: “Dépossédée de mon amour, je maltraitais mon amant. Dès son réveil je lui faisais des reproches. J’allais même le relancer à l’hôpital pour interrompre son travail, pour critiquer, pour exiger. Je trainais avec des camarades de combat et, plus il s’impatientait, plus je le faisais attendre. Un Grec m’eut donné deux gifles que je lui aurais d’ailleurs rendues. Parce que j’étais malheureuse, je voulais le rendre malheureux… A tel point qu’un soir il se rebiffa. Nous nous trouvions dans une taverne de Nauplie en la pire compagnie que j’eusse pu dénicher. Je me suis considérablement enivrée et lorsque je me levai, j’oscillais dangereusement. Je lui intimai de me suivre, indiquant clairement ce que j’attendais de lui. Il refusa. Je me moquais de lui, l’accusais d’impuissance. Il pâlit et sortit. On dut me porter jusque chez moi. Le lendemain Samuel apparut, frais, souriant, son sac de voyage à la main. Il avait trouvé passage sur un navire napolitain et repartait pour l’Amérique. Il ne fit pas le moindre reproche ni plus petite allusion à la veille. Il était pressé de rentrer pour retrouver sa fiancée. Il finit par me remercier chaudement pour mon hospitalité et mes bontés, il effleura mon front d’un baiser et disparut de ma vie… Alors je noyais ma solitude dans la boisson. Le jour je dormais, ce qui m’évitait d’être consciente. La nuit je trainais de bouge en bouge. Les voyous dont je payais des tournées m’acclamaient et m’entouraient avec des démonstrations d’affection et je faisais semblant de croire en leur sincérité. Bou-bou-lina, criaient-ils lorsque j’entreprenais un concours de verre de raki avec l’un d’eux, Bou-bou-lina, criaient-ils lorsque j’entrais dans leurs danses sauvages avant de m’effondrer… Je pointais un de mes pistolets sur un homme, n’importe lequel, et lui ordonnais de me suivre. Il simulait la peur, et nous sortions au milieu des acclamations et des rires. Je titubais, il fanfaronnait, et les lazzi de ses compagnons nous accompagnaient. Même ceux que je n’avais pas touchés se vantaient d’avoir passé la nuit avec moi…”.
A Spezzai, quand j’ai demandé à une connaissance, un habitant de la ville, quelle femme était Bouboulina il a immédiatement lancé un «huuum» pour signifier qu’elle était une femme idéale au lit : «Heureux celui qui tombait dans ses bras, dit-il dit en éclatant de rire. La maison de Bouboulina se trouvait dans le quartier appelé «kupunica» et les habitants mais aussi les historiens disent que ce nom vient de l’albanais «kunupi». C’était une maison blanche de deux étages, comme partout dans cette île, avec des grandes fenêtres qui regardaient vers la rue pavée et plus loin vers la mer. Le toit était couvert de tuiles et la cour était pleine de bougainvilliers. Une maison construite il y a trois siècles avec quatre grandes chambres et deux grands salons en haut et en bas, où jadis habitait le deuxième mari de Bouboulina, Bouboulis. En réalité elle s’appelait Laskarina Pinotis mais après la mort héroïque de Bouboulis, on l’a appelée Bouboulina. Le plafond de la maison était travaillé par des maitres qui me rappelaient les grandes maisons de Gjirokastra avec leurs plafonds exceptionnels. Dans le salon il y avait le grand canapé où elle accueillait ses amis ainsi qu’un très beau miroir. Plus loin une très belle table française et d’autres objets de décoration achetés à Florence, Vénice et en Orient, des vases de porcelaine avec des figurines de belles filles, aussi un grand coffre-fort produit à Marseille que pendant plusieurs années elle gardait dans la cabine de son bateau de guerre «Agamemnon». Il y avait aussi des pistolets d’argent, des couteaux byzantins ou les cadeaux envoyés par le Tsar de Russie, des armes pillées on ne sait pas dans quelle bataille et des tableaux avec son portrait, comme celui de son contemporain Adam Friedel. C’était étonnant de voir aussi les lettres écrites avec une belle écriture, de cette autodidacte, qui avait passé sa vie sur les mers, toujours en guerre.
Quand l’insurrection a éclaté en Grèce, d’abord dans les îles, le peintre Friedel est descendu d’Europe du nord parmi les insurgés habillés en vêtements militaires et princiers pour se battre pour la libération de la Grèce. Mais très vite il a abandonné la guerre pour voyager et peindre et il ne manquerait pas de talent. Un jour il est venu à Hydra et à Spezzai où il a rencontré Bouboulina. Inspiré par ses exploits et sa prestance, il réalisa plusieurs portraits de cette femme exceptionnelle, où Bouboulina était plutôt une princesse qu’une guerrière. Elle apparaît dans ces tableaux et de différents descriptions littéraires de ses contemporains, comme une femme tragique et puissante.
„A Spetzzai parlait-on arvanitika, c’est-à-dire albanais, notre langue, – écrit Michel de Grèce à travers la bouche de Bouboulina. – Ma mère, mon père, moi-même étions en effet grecs sans l’être. Grecs de cœur, d’esprit, de religion, d’idéal, certes, grecs de sacrifice, puisque nous donnions notre vie pour la Grèce, mais non pas grecs de sang selon les historiens puristes. Je suis en effet une Arvanitissa, une Albanaise. Notre race, depuis les temps immémoriaux qu’elle existe, a porté différents noms. Sommes-nous des Pélasges, des Illyriens? Notre langue est-elle directement dérivée du sanscrit comme le soutiennent les experts? Je sais seulement que nous sommes arrivés dans les Balkans il y a des millénaires et que nous nous sommes dispersés en colonies un peu partout en Grèce. Hydra est albanais, Spezzai est albanaise…».
Laskarina a été élevée dans un entourage arvanite, avec les récits, les chants populaires et les coutumes de ce peuple, semblable à ceux des Albanais du sud d’Albanie. Les mêmes rites, la même mythologie. Très jeune, elle tombe amoureuse de Younuzas qui à cette époque, comme tous les jeunes, était marin et voyageait à travers l’Égée, la mer Ionienne et la Méditerranée. Dans l’histoire de ces îles, Bouboulina est la première femme qui contrairement à la tradition, laissant ses enfants à sa mère, a suivi son mari sur les mers et les océans. Ils sont partis ensembles vers les ports de l’Adriatique, de la Dalmatie, vers Smyrne ou à Marseille et dans les ports espagnols pour acheter des soies superbes de Lyon ou du vin de Bordeaux. A Carthage ils vendaient du caviar et achetaient du vin Malaga. Le commerce allait bien, même si souvent ils devaient faire face aux douaniers turcs ou lutter contre les pirates, les corsaires barbaresques. Inspirée par la tsarine de la Russie, Catherine II, Younouzas lança la guerre maritime contre la flotte ottomane. Laskarina l’a soutenu dans toutes ses incursions les plus dangereuses. Ses marins l’appelaient «kapetanica» parce qu’elle était une femme forte et courageuse comme un homme, toujours avec ses armes à sa ceinture. Un jour le corps de Younouzas tué par les turcs au détroit de la Sicile est arrivé à Spezzai. A l’âge de vingt six ans elle est devenue veuve, avec trois enfants, mais très vite, l’ami le plus proche de Yonouzas, Bouboulis, l’a demandée au mariage. Bouboulina prit de nouveau la mer pour suivre cette fois-ci Bouboulis dans la grande aventure de la mer, de la guerre et de l’amour. Bouboulis aussi était un homme d’aventure. Ensemble ils sont partis vers l’Atlantique jusqu’à Vera Cruz et Buenos-Aires pour faire du commerce ; à Lisbonne, Carthage et dans la Mer Noire. Son nom était devenu célèbre et connu jusqu’à la Porte Sublime. Elle avait tout sacrifié, toute sa richesse pour servir la cause de la liberté.
“La mort ou la Liberté! Elefteria i Thanatos”!
Avec ses enfants Bouboulina était devenue membre de l’organisation clandestine «Filiqi Eteria» (La Société Amicale), qui est devenue l’esprit de la guerre pour l’indépendance. Dans sa maison, devenue plus tard musée, il y a un tableau avec l’image de son grand bateau de guerre «L’Agamemnon». Le 13 mars 1821, au sommet du mât du bateau elle à levé le drapeau de la guerre. Ses marins, tous, ceux de Spezzai et de Hydra elle les appelait «mes enfants». Le 3 avril de la même année son drapeau flottait sur le clocher de l’église Saint-Nicolas de Spezzai avec l’inscription «Elefteria ou Thanatos» (La mort ou la liberté) écrit en lettres blanches sur un fond rouge. C’était le premier drapeau levé en Grèce. Rapidement, le nom de la Bouboulina allait s’entendre dans toutes les îles, en Grèce continentale et partout dans les Balkans. L’historien grec Argirou, écrivant sur les batailles de la Bouboulina et sa contribution, pour le 4 décembre 1821, a écrit: « Je me rappelle quand le 4 décembre 1821 elle resta sur le bord du bateau, en donnant l’ordre d’attaquer immédiatement la citadelle de Nauplie. Mais les 300 canons de l’ennemi ont fait reculer ses braves marins. Alors, en colère, cette Amazone cria aux marins : « Vous êtes des femmes ou des vrais hommes ? … En avant!…».
A l’époque de la Révolution, la flotte de Bouboulina était devenue la maîtresse de l’Egée et de la Méditerranée. Elle faisait la guerre là où la Grèce l’appelait : à Tripolica, à Navarin ou Monemvasia, à la bataille de Karadros où son fils a été tué et sur toutes les rives du Péloponnèse. Le lecteur d’aujourd’hui peut trouver étrange qu’une femme dirigeait des navires de guerre Une femme très sensible à l’amour, au chant, à la danse la nuit sombrait dans l’ivresse jusqu’au matin. Michel de Grèce, dans son «La Bouboulina», écrivait : “Laskarina Bouboulina, cette femme séductrice et une héroine moderne de son époque, a fait que les gens l’admirent chacun à sa manière. Jamais ses amours tumultueuses ne lui feront oublier sa véritable passion: sa patrie”.
Là, à Spetzzai, quand j’ai questioné le guide de la «maison-musée sur l’origine de la Bouboulina, il est resté un peu étonné. Il a souri et a continué à parler d’autre chose. Mais comprenant que j’attendais une réponse il m’a répondu: grecque bien sûr! Mais si on leur dit dans ce musée, qu’elle est arvanite d’abord, de sang, ils le prennent comme une offense. Et c’est la même chose concernant l’origine des autres héros de la Révolution grecque, les souliotes et les tchames.
Mais continuons avec les exploits érotiques de la Bouboulina, parce que le monde connaît déjà son héroïsme. Si l’on parle des femmes féministes depuis l’époque de Sapho de l’antiquité, avant que d’autres personnages viennent sur la scène de l’histoire au XIX siècle comme George Sand, Madame de Staël, Dora d’Istria (alias Elena Gjika), nous avons la Bouboulina. A l’époque moderne du féminisme de XXe siècle après la Seconde Guerre mondiale, celle de Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Simone Signoret ou Marguerite Duras, l’actrice Irena Papas jouait le rôle de Bouboulina au le cinéma grec.
La mort de Bouboulina
Après tant d’années de guerre et son dernier amour avec Colocotronis, en juin de 1825, Bouboulina est de retour à Spezzai, déçue par les nouveaux gouvernements successifs à Athènes à la fin de la Révolutrion. Elle retournait à Spezzai retrouver les plaisirs de sa famille après tant d’années d’absence, passant d’une bataille à l’autre. «J’étais partie de Spetsai en avril 1821. J’y revenais un jour de juin 1825. Entre-temps, un siècle s’était écoulé. Ce fut avec une profonde emotion que je reconnus les lieux familiers. Les Spetsiotes m’accueillirent avec chaleur mais aussi avec cette réserve qui caractérise les Arvanites. Mes enfants m’attendaient sur le quai de Dapia. Maro et Skevo poussaient vers moi une marmaille, mes petits-enfants que je n’avais encore jamais vus. Les jours suivants, curieuse de les découvrir, je les rassurai à coups de sucreries. Je les laissai toucher à mes affaires, monter sur moi, tirer sur mon voile brodé. Mes filles, ravies de me voir assagie, ronronnaient. Mais était-ce le moment de se laisser engourdir alors qu’il fallait réorganiser la lutte? Mon rôle de grand-mère pouvait attendre, je n’étais pas encore mûre pour l’assumer…”.
Malheureusement la Bouboulina allait rester moins d’un mois à Spezzai sa vie s’est interrompue soudainement. Une histoire de vendetta albanaise, une histoire «de sang» comme préfère le dire Michel de Grèce. Yorgo, le fils de Bouboulina aimait une fille, Eugénie. Membre d’une autre famille de Spezzai, les Kuci, elle avait été promise à une autre famille et la cérémonie de mariage devrait avoir lieu dans trois jours, le dimanche. Mais les deux amoureux voulaient s’enfuir. Et qui mieux que Bouboulina pouvait les comprendre. Ainsi, celle qui les protégera et les mariera en cachette dans l’église de la ville, le paya à un lourd prix: sa vie! «Au milieu de la nuit, j’allai frapper à la porte de la petite maison de Pater Gregori. Ce ne fut pas une mince affaire que de lui faire comprendre ce que j’attendais de lui. Arrivés dans sa paroisse, nous allumâmes quelques cierges. Mihail s’affaira, l’aida à enfiler ses ornements que les ans éliminaient de plus en plus, puis nous attendîmes, assis dans les hautes stalles grossièrement sculptées. Pater Gregori se rendormit aussitôt et se mit à ronfler. Je rêvais… Ils arrivèrent à minuit passé: Yorgo soutenait Eugenia. Il l’avait enlevée selon la meilleure tradition grecque, grâce à une échelle légère appliquée contre le mur jusqu’à la fenêtre de la belle… Pater Gregori procéda au mariage. Il ne comprenait toujours pas très bien ce qu’il faisait ; cela n’avait aucune importance, car Mihali, armé d’un énorme missel, soufflait les prières. Et cette fois-la, je lui dictais le nom des fiancés. Je leur servis de témoin, et signai dans le registre de la paroisse. «Soyez heureux, vivez», leur souhaitai-je. Ils s’envolèrent vers le refuge que je leur avais préparé, à la maison où j’avais vécu avec Younuzas… En attendant ils boiraient à la source de l’amour puisqu’ils avaient eu la chance de le découvrir. Je veillerais sur eux… Dans quelques heures je partirai. Je retrouverai Colocotronis et ensemble nous connaitrions à nouveau l’existence intense, les dangers, les aventures, les désirs qui nous lient indéfectiblement.”…
Le jeune couple allait connaitre leur première nuit d’amour, mais à un prix terrible et tragique : la perte de la fameuse Bouboulina. En juillet 1825, à Spezzai a été tenu le procès contre Yannis Koutsi, l’assassin de Bouboulina. Ce jour, devant les juges, il avait déclaré: “Ce 22 mai, très tôt le matin, nous avons constaté que ma sœur Eugenia avait disparu de la maison. Son lit n’était pas défait et ses armoires étaient vides. Nous avons interrogé sa camériste, qui a éclaté en sanglots. Elle a avoué qu’Eugenia avait été enlevée par Yorgo Yanouzas. Mon père Christodoulos Koutsis est entré en fureur. Il a déclaré qu’une telle insulte devait être lavée dans le sang Il voulait retrouver et reprendre Eugenia qu’il avait promise au fils Mexis. Il nous a réunis, nous ses fils, ainsi que son gendre Théodose Lazarou et ses hommes d’armes. Mon père a tout de suite pensé à la maison que Yorgo Yanouzas avait héritée de son père à Kastelli, mais où personne n’habitait. Nous y sommes allés. Nous étions plus de cinquante hommes en armes. Nous sommes arrivés près de la maison… Nous avons sauté le mur et nous avons envahi le petit jardin. « Montre-toi Yorgo Yannouzas, si tu en as le courage!» a hurlé mon père. Alors la grande fenêtre du premier étage s’est ouverte, et sur le balcon est sortie la mère de Yorgo Yanouzas. Mon père cria: «Rends-moi ma fille, Bouboulina», et du haut du balcon elle répondit dans un éclat de rire: «Elle n’est plus ta fille, Koutsis. Elle est devenue ma fille». Elle signifiait ainsi que son fils avait défloré ma sœur. Alors la rage nous a tous saisis, nous avons pointé nos armes vers elle. J’ai été le premier à tirer. Je voulais simplement l’effrayer, mais je l’ai atteinte sur le front, entre les deux yeux. Elle est tombée à la renverse, tuée sur le coup. Nous avons envahi la maison, elle était effectivement déserte. Nous avons trouvé Bouboulina à côté de ses bagages, preuve qu’elle s’apprêtait elle aussi à fuir…”.
Une semaine, après la mort de Bouboulina, à Spezzai un décret de l’empereur de Russie déclarait Laskarina Bouboulina amiral de toute la Flotte russe. Récompensé de ses services à l’empire russe pendant les guerres contre les Turcs. Depuis la mort de Bouboulina, à Spezzai, à Hydra et Nauplie, à Égine et Argolide et dans toute la Grèce, son nom trouva son apogée. Ainsi, Bouboulina entrait dans la grande histoire.
Ce jour brûlant, curieux d’en apprendre d’avantage sur sa mort, je me suis dirigé vers l’autre maison, là où elle a été tuée, à deux cents mètres de la « maison-musée ». Tout était silencieux. Je me suis approché vers ce petit balcon où elle était apparue pour la dernière fois pour défendre son fils. Il y avait un silence de mort, là où auparavant elle avait vécu avec son premier mari, Yonouzas. C’est devant cette maison abandonnée et inhabitée qu’Henry Miller est venu en 1939 pour retrouver les traces de Bouboulina. “ Dans la maison de Bouboulina, là, où ils l’avaient tué, la demeure ressemble à une maison de fantômes, – avait-t-il écrit. En bas, dans le salon, on trouve un petit autel. Sous les planches on entend le bruit des souris qui courent comme des folles de partout…”.
Le jour où j’ai débarqué à Spezzai, je suis aussi allé à l’église au bord de la mer, là où son corps a été exposé pour la cérémonie funèbre et la messe de requiem, sous le regard de l’icône d’Agia Maria. Là, à deux pas de la mer, s’était terminé l’itinéraire d’une vie tumultueuse et glorieuse, la vie de cette « Amazone » qui a tant aimé la liberté et les hommes. Ce jour d’été, là où étaient passés Lamartine, Byron, Belle, Emerson ou Miller, tout mon être était fasciné par cette femme qui avait surpassé la vie pour entrer dans la légende. Il y avait chez elle ce mélange de patriotisme et d’amour, de vie et d’ivresse pour l’amour, la vie dans une autre dimension.
Dans la brise provenant de loin de Hydra, au bord de la mer, le monument de la Bouboulina regardait l’horizon. C’était un portrait semblable à celui que j’avais vu au musée dont la fameuse actrice Irène Papas avait tourné le rôle de Bouboulina dans les années ‘60.
En septembre, à Spezzai, les pêcheurs jettent en mer un vieux bateau qu’on brûle avec des feux d’artifices. La fête de Bouboulina est sans doute l’une des plus belles fêtes de Spezzia et de toutes les îles grecques. Jusqu’au soir tard, les flammes qui brûlent ce « bateau » leur rappellent une époque historique. Il semble que son âme brûle encore… un mythe, parce que à Spezzia, comme le souligne Henry Miller «tout semble légendaire, incroyable, merveilleux et pourtant vrai. Toute commence et finit ici!»… Écrivant ces mots, voici que m’apparaissent les images du roman de «Zorba le grec» de Kazantzaki, avec la veuve Hortensa, inspiré de la vie de Bouboulina, la femme charmeuse, une veuve encore jeune qui avait vu beaucoup de ce monde. Cette rencontre de Zorba le grec et Bouboulina de la lignée des Arvanites ressemblait à la rencontre entre les deux peuples, comme une histoire à part, du « sang mêlé ». C’était la rencontre entre les Grecs et les Albanais, proches l’un de l’autre, entre ces deux peuples puissants, qui parfois se faisaient la guerre et d’autres fois s’unissaient contre le même agresseur. Ils vivaient ainsi de temps de guerre et de paix, de haine et d’amour. Bouboulina était l’une de ces références qui différemment des autres héros de la grande histoire a vécu sa vie de femme pleinement, une guerrière et une amoureuse…
30 maj 2018.
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