ISMAIL KADARÉ: Dialogue avec Alain Bosquet
Alain BOSQUET _ Arrêtons-nous un instant sur le problème du rapport entre l’écrivain et le pouvoir, en l’occurrence la dictature albanaise. Aux yeux de certains, votre cas constitue une véritable énigme…
Ismail KADARE _ Dans un film d’actualités où l’on assiste à l’arrivée de Chostakovitch aux Etats-Unis, on relève entre autres cette interrogation d’un journaliste: “Comment êtes-vous demeuré en vie”? Cette question brutale, posée explicitement ou par le regard, était familière à certains écrivains de l’Est. Nous nous trouvions dans le rôle de fantômes dont la place était ailleurs et qui devaient retourner au plus tôt “là-bas”, dans le non-être.
Souvent de pareilles questions ont été posées et des jugements émis par des gens qui n’ont aucun titre à donner des leçons de morale. Rester assis dans une loge à regarder des hommes s’empoigner dans l’arène avec des fauves, et les juger en observant que l’un d’eux ne s’est pas montré assez courageux face au tigre, qu’un autre s’est même dérobé, voire qu’il a usé d’une tactique peu correcte, voilà qui est proprement inhumain, pour user ici d’un euphémisme.
Il n’y a rien d’exagéré à dire que nous nous trouvions justement dans de telles conditions, isolés dans une arène semée de taches de sang, où l’on ne savait de quelle porte allait surgir le fauve et où la plupart des spectateurs, quand venait le moment de la chute, réclamaient, à l’instar du tyran, le doigt pointé vers nous, notre mort.