ISMAIL KADARÉ: Invitation à l’atelier de l’écrivain, suivi de Le Poids de la Croix
“Eux étaient eux, moi j’étais moi. Eux étaient des communistes, des policiers, des tziganes, des premiers ministres, des gardiens de prison, des gens de la R.P.S.A., du P.T.A., de l’U.J.T.A. _, moi j’étais autre.
“Le hasard seul m’avait placé dans le même espace et à la même époque qu’eux. C’était une sorte de cauchemar, de rencontre fortuite, il suffisait que je me secoue un peu, que je crie comme dans mon sommeil: “Assez!”, pour que ce maudit rêve prît fin et que chacun retournât à son travail, eux à leur République populaire socialiste, à leurs plénums, à leurs meetings, à leur dictature du prolétariat _ moi à ma propre tâche, à mon oeuvre, “à l’église, au sanctuaire…” où m’attendaient d’autres fantômes, mes frères de race.
” Voilà ce que je me disais, mais je savais qu’aucun cri ne pourrait me séparer de cette nuit de terreur, que j’en faisais partie tout comme elle faisait partie de moi, et que rien ne pourrait venir modifier cet état de choses…”.
Ces lignes expriment bien l’écartèlement de l’écrivain, tiraillé entre sa vocation universelle et les contraintes du monde hostile et absurde où il lui a été donné de voir le jour et de faire naître son oeuvre. L’Invitation à l’Atelier et Le Poids de la Croix s’articulent comme les deux volets d’une même confession littéraire rédigée et publiée pour moitié dans la servitude, pour moitié dans la servitude, pour moitié dans la servitude, pour moitié dans l’exil. Champ et contrechamp d’une même réalité considérée de part et d’autre de la frontière, double point de vue sur deux vives parallèles: l’existence quotidienne de l’artiste perpétuellement en butte aux affres de la dictature, et le destin souverain du créateur que son oeuvre part d’une invulnérabilité que ne connaissent pas même les tyrans. Est-il si sûr que l’art soit inexorablement condamné à être dénaturé par un système qui le réprime, ou l’issue de l’épreuve de force est-elle moins certaine que d’aucuns ne l’ont dit?
Aujourd’hui, ses deux moitiés rassemblées, l’autobiographie du plus grand écrivain albanais vivant répond de l’irréprochable cohérence de son oeuvre.